Dans l’imaginaire collectif, la protection de l’enfance est souvent perçue comme une mission réservée aux travailleurs sociaux, aux magistrats, aux services de l’Aide sociale à l’enfance. Pourtant, bien avant qu’un enfant ne croise le chemin de ces professionnels, il y a souvent un adulte ordinaire qui a vu, entendu, ressenti… et qui a dû choisir : agir ou se taire.
Qu’on soit parent, voisin, enseignant, commerçant ou simplement témoin d’une scène dérangeante, chacun peut se retrouver confronté à un comportement inhabituel, une parole troublante, un geste fuyant, un silence pesant. Ces signes, parfois discrets, sont souvent les premiers indicateurs d’un mal-être profond — voire de violences subies.
Et c’est précisément à cet instant que le rôle du citoyen devient crucial. Sans être formé, sans appartenir au champ médico-social, chaque personne a le pouvoir — et parfois le devoir — de jouer un rôle dans la protection des enfants.
Quand l’enfant ne parle pas : repérer les signaux d’alerte
Tous les enfants ne savent pas — ou ne peuvent pas — dire ce qu’ils vivent. Leurs mots sont parfois absents, confus ou volontairement tus. Mais leur corps, leur comportement, leur attitude parlent souvent à leur place. C’est là que commence le rôle de l’adulte attentif.
Il ne s’agit pas de voir le danger partout, mais de savoir observer. Un enfant qui change soudainement d’attitude, qui devient agressif, mutique ou excessivement collant, peut exprimer un mal-être profond. De même, des absences répétées à l’école, une hygiène négligée, des vêtements inadaptés à la saison ou des blessures inexpliquées sont des signaux à prendre au sérieux.
Les signes de souffrance varient selon l’âge, le tempérament et le contexte. Chez les plus jeunes, on peut observer des troubles du sommeil, une régression brutale (perte de la propreté, retour au bégaiement), une peur irraisonnée des adultes ou une hypervigilance permanente. Chez les adolescents, l’alerte peut venir d’un décrochage scolaire, d’un isolement soudain, de conduites à risque ou d’un repli extrême sur soi.
Ce n’est pas à un citoyen de poser un diagnostic, ni de juger. Mais prendre au sérieux ce que l’on voit, faire confiance à son intuition, c’est déjà se positionner du côté de l’enfant. Et ce regard-là peut, parfois, tout changer.
Alerter sans nuire : que faire quand on a un doute ?
Lorsqu’un adulte perçoit un malaise chez un enfant, le doute est presque toujours présent. Peur de se tromper, de dramatiser, de causer du tort à une famille… Ces hésitations sont légitimes, mais elles peuvent aussi retarder une protection nécessaire.
Il faut le rappeler clairement : signaler une situation préoccupante, ce n’est ni accuser, ni enquêter, ni juger. C’est simplement partager une inquiétude légitime avec des professionnels formés pour l’évaluer. Il ne s’agit pas d’être certain d’un danger, mais de ne pas ignorer ce qui interroge.
En cas de doute, plusieurs options existent :
- Échanger avec des professionnels de confiance, comme un enseignant, un médecin scolaire, un travailleur social. Ils sauront écouter, recouper, orienter.
- Contacter le 119 – Allô Enfance en Danger, un service gratuit, anonyme et disponible 24h/24. Il permet de parler à des écoutants formés et, si besoin, de déclencher un signalement.
- Si la situation semble urgente ou manifeste, contacter directement les services départementaux de l’aide sociale à l’enfance ou, en cas de danger immédiat, les forces de l’ordre.
Il est également possible de rédiger soi-même un courrier de signalement, en y exposant les faits de manière factuelle et sans interprétation. Ce courrier peut être adressé au procureur de la République, à la CRIP (Cellule de Recueil des Informations Préoccupantes) ou au département.
Dans tous les cas, le signalement est encadré par la loi. Selon l’article L226-2-1 du Code de l’action sociale et des familles, tout citoyen peut transmettre une information préoccupante s’il estime qu’un enfant est en danger ou risque de l’être. La bonne foi de l’auteur du signalement le protège juridiquement, même si les faits ne sont pas avérés par la suite.
Certaines associations de protection de l’enfance, accompagnent les enfants signalés et participent au relais entre les différents acteurs : familles, institutions, travailleurs sociaux. Leur rôle est souvent invisible, mais essentiel.
Après le signalement : accompagner, relayer, ne pas disparaître
Donner l’alerte ne clôt pas toujours le rôle du citoyen. Dans certains cas, il s’agit même d’un point de départ, surtout lorsqu’un lien de proximité existe avec l’enfant concerné. Une fois l’inquiétude exprimée, il peut être tentant de se retirer, de laisser faire “ceux qui savent”. Pourtant, le maintien d’un adulte de confiance dans l’entourage de l’enfant peut être déterminant.
Même si l’on ne connaît pas l’issue du signalement — confidentialité oblige —, il est possible de continuer à être présent : un mot bienveillant, une disponibilité discrète, un regard qui ne juge pas. Pour l’enfant, cette stabilité relationnelle est parfois le seul repère dans une période confuse.
Dans un contexte familial ou scolaire, ce rôle de présence peut prendre plusieurs formes :
- Écouter sans questionner, simplement être là si l’enfant a besoin de parler.
- Relayer les bonnes informations auprès des autres adultes (enseignants, éducateurs) en cas de nouveaux faits.
- Encourager l’enfant à se faire accompagner, en mentionnant l’existence de structures de soutien.
Mais il est aussi crucial de respecter les limites : ne pas s’improviser enquêteur, ne pas chercher à tout savoir, ne pas interférer avec les décisions des services compétents. Être un adulte ressource, ce n’est pas “prendre en charge”, mais tenir bon à proximité, de façon discrète mais constante.
Enfin, le citoyen peut aussi agir plus largement, en informant, en sensibilisant son entourage, en participant à des actions associatives locales. Car la protection de l’enfance passe aussi par une culture commune de la vigilance et du soutien.
Une société protectrice, c’est une société qui ose regarder
Le silence autour de la maltraitance des enfants ne tient pas seulement à l’indifférence. Il repose souvent sur une peur profondément humaine : celle de déranger, de s’immiscer, de faire une erreur. Cette crainte, compréhensible, alimente pourtant un phénomène redoutable : l’invisibilité des violences.
Lorsque personne ne regarde, ne questionne, ne s’inquiète, l’enfant reste seul avec ce qu’il subit. Et cette solitude peut durer des mois, des années. Elle laisse des traces.
Or, protéger un enfant, ce n’est pas uniquement intervenir dans une situation extrême. C’est, en amont, changer notre posture collective : refuser de détourner le regard, considérer que chaque adulte est concerné, même en l’absence de lien direct avec l’enfant.
Cela implique aussi de faire évoluer les mentalités : reconnaître que la violence n’a pas toujours le visage qu’on imagine, qu’elle peut se cacher derrière des façades respectables, qu’elle peut être psychologique, éducative, institutionnelle.
Une société réellement protectrice est celle où les signaux faibles sont écoutés, où la parole des enfants est prise au sérieux, où la vigilance n’est pas perçue comme une intrusion, mais comme un acte de solidarité.
On n’a pas besoin d’être juge, travailleur social ou éducateur pour jouer un rôle dans la protection de l’enfance. Parfois, il suffit d’un regard attentif, d’un mot échangé, d’un doute exprimé à voix haute pour que quelque chose bascule. Être témoin, c’est être là au bon moment. C’est oser voir ce que d’autres préfèrent ignorer. C’est, surtout, refuser l’indifférence, même quand l’affaire semble ne pas nous concerner. Chaque jour, des enfants vivent des situations de danger sous les yeux d’adultes qui ne savent pas quoi faire, ou qui n’osent pas. Changer cela, c’est l’affaire de tous.
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